Les rideaux : structure hiérarchique de plis

Ce premier billet traite d’un motif communément observé mais tellement banal qu’on n’y prête généralement pas attention. Lorsqu’on suspend un rideau à une fenêtre, on plisse un des bords en le déformant de manière plus ou moins périodique. On peut alors observer que la longueur caractéristique de cette déformation imposée, sa longueur d’onde, n’est pas préservée le long du rideau. Cette longueur s’accroit à mesure qu’on s’éloigne du bord contraint.

folding hierarchy in curtainEn pratique, cette évolution de longueur n’est pas toujours observable car la longueur d’onde que l’on impose au bord n’est pas suffisamment petite (ce point deviendra plus claire à la fin de ce billet). La photo ci-contre montre un rideau de 2.5m de large sur 4m de long auquel on a imposé une très petite déformation périodique au bord supérieur ayant une longueur d’onde de 1.5cm et une amplitude de 4mm. Dans ce cas, la structure hiérarchique est clairement observable.

A partir de photographies de tels rideaux, on peut mesurer l’évolution de la longueur d’onde moyenne en fonction de la distance au bord où la déformation a été imposée. On peut modifier les caractéristiques de la déformation imposées (amplitude et longueur d’onde), les dimensions du rideau (en particulier son épaisseur) ainsi que le matériau dont est composé le rideau (tissus, papier, latex et voire même un feuillet de graphène). Ces mesures sont résumées dans le graphique ci-après.

hierarchy wavelengths

On observe que la longueur d’onde croît à mesure qu’on s’éloigne du bord contraint en suivant une loi de puissance. Si x est la distance au bord alors on obtient λ ~ x m, où m vaut 2/3 pour des rideaux “légers” et 1/2 pour des rideaux “lourds”. Ces deux régimes se distinguent par la présence ou non d’une tension significative dans le rideau. Cette tension peut provenir du poids du rideau ou d’un lestage (“ballasted” dans le graphique ci-dessus). Cette observation montre donc que tous les rideaux partagent une caractéristique commune dans leur motif : l’existence d’exposants universels. Seule la présence ou non d’une tension divise ces motifs en deux familles.

Le mécanisme gouvernant la formation de cette structure hiérarchique est le suivant.

  • La déformation périodique imposée au bord supérieur est réalisée sans étirement latéral. Le rideau est donc comprimé latéralement d’une certaine distance Δ qui dépend de la déformation choisie (amplitude et longueur d’onde) mais qui peut être mesurée. Cette compression, qui se traduit par une diminution de la largeur effective du rideau, est illustrée schématiquement ci-dessous pour deux déformations de même longueur d’onde mais d’amplitude différente. Les courbes représentent la forme du bord supérieure avant et après la déformation imposée.compression
  • Quand on se trouve suffisamment loin du bord contraint (bas du rideau), de telle manière que l’influence de la déformation périodique imposée ne soit plus prépondérante, on a alors simplement une membrane mince (le rideau) soumise à une compression Δ. La configuration qu’elle adoptera à cet endroit est celle qui minimise son énergie.
  • Pour comprendre ce que sera cette configuration, on peut prendre l’exemple d’une feuille de papier (une autre membrane mince) qu’on essaie de comprimer en son plan, on constate qu’elle ne reste pas plane mais qu’elle ondulera hors de ce plan (on dit qu’elle flambe). De plus, elle ne présentera qu’une seule ondulation sur toute sa longueur pour minimiser son énergie de courbure.
  • Donc suffisamment, loin du bord contraint, le rideau n’aura qu’une seule ondulation. Le rideau “veut” donc diminuer le nombre d’ondulations aussi “vite” (sur des distances aussi courtes) que possible pour minimiser son énergie de courbure.
  • Pour réduire le nombre d’ondulations, les plis doivent donc fusionner. Deux plis de longueur d’onde λ fusionne en un pli plus large de longueur d’onde 2λ. Mais cette fusion ne peut s’effectuer isométriquement. Des étirements longitudinaux (direction verticale) vont apparaitre dans la zone de fusion. La présence de ces étirements coute de l’énergie. L’énergie d’étirement sera d’autant plus faible que la zone de fusion de plis sera longue.
  • Donc, d’une part, l’énergie de courbure sera d’autant plus petite que la zone de fusion sera courte et, d’autre part, l’énergie d’étirement sera d’autant plus petite que la zone de fusion sera longue. L’énergie totale d’une zone de fusion de plis étant la somme de ces deux énergies, et comme l’énergie tend toujours à être minimisée, il existe donc une longueur de zone de fusion optimale. La situation est résumée schématiquement dans le graphique ci-dessous.

energies

Il existe donc une longueur de fusion de plis L optimale. Pour les rideaux légers, on trouve

L = K_1 \, \Delta^{1/4} \, \lambda^{3/2} \, h^{-1/2}

Pour les rideaux lourds, on trouve

L = K_2 \, \displaystyle\frac{\lambda^2}{h} \left(\frac{T}{Eh} \right)^{1/2}

Dans ces deux relations, K_1 et K_2 sont des constantes que cette analyse, dite “en loi d’échelle”, ne peut capturer. Dans ces relations, h est l’épaisseur du rideau, E est le module de Young du matériau et T est la tension appliquée au rideau.

Si L est la distance sur laquelle la longueur d’onde varie de λ à 2λ, alors

\displaystyle \frac{d \lambda}{dx} = C \frac{\lambda}{L}

C est une constante. Donc, dès que L est connue en fonction de λ (comme c’est le cas ici), cette relation nous donne une équation différentielle pour λ en fonction de x. La résolution de cette équation donne l’évolution de λ en fonction de la distance au bord contraint x, c’est-à-dire la quantité qui a été mesurée expérimentalement. Dans le cas des rideaux “légers”, on trouve théoriquement que

\displaystyle \frac{\lambda \Delta^{1/6}}{h} = C_1 \left(\frac{x}{h} \right)^{2/3}

Dans le cas des rideaux “lourds”, on trouve

\displaystyle \frac{\lambda}{h} = C_2 \left(\frac{Eh}{T}\right)^{1/4} \left(\frac{x}{h} \right)^{1/2}

Dans ces deux relations, C_1 et C_2 sont des constantes que cette analyse, dite “en loi d’échelle”, ne peut capturer. Leur valeurs, très proches (C_1 = 2.89 et C_2 = 2.85), sont obtenues par ajustement aux données expérimentales.

Dans le premier graphique de ce billet, l’universalité de ces structures hiérarchiques n’était pas manifeste. On avait porté en graphique λ en fonction de x et on avait dû effectuer un ajustement de courbe non-linéaire pour voir qu’il existait deux exposants universels. Ces relations théoriques permettent de connaitre comment les données expérimentales doivent être portées en graphique pour que s’exprime de manière évidente cette universalité.

Par exemple, dans le cas des rideaux légers, on va porter en graphique le logarithme du membre de gauche en fonction du logarithme de x/h. En effet, si y = a x b, alors en prenant le logarithme des deux membres de cette équation on a log(y) = b log(x) + log(a). Si on porte en graphique Y = log(y) en fonction de X = log(x), on obtient simplement une droite dont la pente vaut b et l’ordonnée à l’origine vaut c = log(a) (Y = b X + c). En procédant de la sorte, toutes les données expérimentales vont maintenant s’aligner sur une courbe unique montrant l’universalité du phénomène étudié.

Rideaux légers :

rescaled wavelength light sheets

Rideaux lourds :

rescaled wavelength heavy sheets

Dans le cas de rideaux de la vie de tous les jours, la longueur d’onde imposée au bord est souvent assez grande. Comme les équations ci-dessus le montre, la longueur L des zones de fusion croît avec la longueur d’onde λ, si bien que la taille de ces zones peut être plus grande que la longueur du rideau. Dans ce cas, on n’observe pas de hiérarchie et la longueur d’onde reste constante tout le long du rideau. Cette morphologie à longueur d’onde constante est aussi celle qui est souvent esthétiquement préférée. C’est pourquoi des poids sont commercialisés pour lester les rideaux. Comme les équations ci-dessus le montre, la longueur L des zones de fusion croît avec la tension T. En lestant suffisamment un rideau, on peut faire en sorte que L soit plus grande que la longueur du rideau pour maintenir une longueur d’onde constante.

Pour en savoir plus :

PRL

Vulgarisation par Univers Science

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